POLYPHONIE FLAMANDE : RÉACQUISITION À LA FIN DU 20E SIÈCLE
- Dominique Neirynck
- 21 mars
- 29 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 avr.
Néerlandicité 11
Á la suite de (et grâce à) Paul Van Nevel et Philippe Herreweghe, la musique dite “ancienne” bénéficie d’une redécouverte dans toute l’Europe. Van Eyck, Brueghel : la peinture de Flandre… tout le monde connaît. Mais la musique de la Renaissance ? La Renaissance : formidable mouvement social, sociétal, culturel, économique, comportemental. Il en reste la "Flandre marchande", la peinture flamande… mais rappelons-nous, de même, le choc musical de la polyphonie. Car il est le socle de l’ensemble des formes de musique moderne. 300 musiciens de facture internationale sont générés par la Flandre, pendant 200 ans, de 1400 à 1600. Ils s’implantent et essaiment dans l’Europe entière.
À Paul Van Nevel, re-découvreur et Maître de la polyphonie de la Renaissance
"Longtemps, longtemps, longtemps,
Après que les poètes ont disparu,
Leurs chansons courent encore
Dans les rues."
1951 : Charles Trenet signe paroles et musique du magique L’âme des poètes, aux Editions Raoul Breton. Charles Trenet a raison. Mais, parfois, siècle après siècle, l’être humain oublie. Ou préfère oublier. Alors apparaissent les redécouvreurs. La résilience sonore de la polyphonie flamande doit l’essentiel à Paul Van Nevel. C’est pourquoi cet article lui est dédié.
3 révolutions musicales pour l'Europe en 1 millénaire
On peut considérer que la musique européenne et occidentale vivra 3 révolutions fondamentales au cours du 2e millénaire, successivement :
la notation musicale, due à Guy d’Arezzo ;
la polyphonie, qui explose dans le Nord-Ouest européen à la Renaissance, et fondera l’harmonie ;
le "tempérament" du clavecin selon Jean-Sébastien Bach, qui permettra de transposer, donc de faire jouer ensemble de nombreux instruments, et même d’en inventer de nouveaux et à terme de créer de nouvelles formes musicales (jazz, rock, etc.).
1re révolution : la notation musicale du moine Guy d'Arezzo
Jean-Pierre Langellier, dans son livre Les Héros de l’An Mil (Editions du Seuil, 2000), suit douze personnages du Moyen-Age qui sont autant de clefs d’entrée de l’Europe dans le christianisme. Son étude sur le moine Guy d’Arezzo montre que ce génie est à l’origine des notes (ut, ré, mi, fa, sol) et de la notation, de la portée et donc de la pédagogie musicale moderne, appuyée sur l’écrit. Il est le père de la musique moderne. Cela illustre a contrario à quel point, avant cette révolution du solfège, le vecteur de transmission de la musique était le seul son. Avant que s’exprime la capacité d’abstraction, de rationalisation de la musique, propre à Guy d’Arezzo, dominait soit le par cœur soit la tradition parlée, ou les deux en même temps. Avant le grammairien et le libérateur de la musique que sera ce moine génial, régnait surtout le fameux viva voce ("de vive voix”).
Pendant 2 siècles, la musique originaire du Nord-Ouest européen est adoptée par l’Europe entière
La rupture qu'est la polyphonie n'est pas due aux Flamands ou Néerlandais : des musiciens avaient, auparavant, établi les règles de cette pratique nouvelle ; notamment, à Paris, Pérotin (1160-1230), de l'Ecole de Notre-Dame, qui établit les principes de la polyphonie entre le milieu du 12e siècle et le milieu du 13e siècle. Ce qui frappe, en revanche, c’est l’extraordinaire capacité d’une région, le Nord-Ouest de l'Europe, dans le cadre de cette fabuleuse révolution qu’est la Renaissance, à produire, en 2 siècles, de 1400 à 1600, des dizaines de musiciens de renommée internationale qui essaiment dans l’Europe entière et marquent de leur empreinte la culture européenne. Dans le livre Tout savoir sur la communication orale (Editions d’Organisation, 2003), je formule la question : "Pourquoi cette ouverture culturelle ? Le seul rappel des déplacements artistiques et professionnels de ces musiciens, d’une capitale à l’autre de l’Europe, donne le vertige. Jamais la musique de cette région du nord-ouest de l’Europe ne connaîtra plus grand éclat qu’aux 15e et 16e siècles.”
Paul Van Nevel : "La Flandre exportait non pas des cyclistes, ni des footballeurs, mais des musiciens"
Paul Van Nevel précise dans Le Monde le 16 juillet 2005 : "La splendeur de la Flandre résidait dans le fait qu’elle exportait non pas des cyclistes, ni des footballeurs, mais des musiciens : des chanteurs et des compositeurs célèbres, à la réputation parfois sulfureuse, aptes à flatter les oreilles des puissants. Ils jouissaient d’une notoriété véritablement internationale, ce qui n’était pas insignifiant dans une Europe où les médias actuels n’existaient pas." Dans son livre Nicolas Gombert et l’aventure de la polyphonie franco-flamande (éditions Kargo & l’Eclat, 2004, traduction en français par Eva de Volder), Paul Van Nevel liste leurs tâches variées : "À l’époque de Nicolas Gombert, les cours princières se transformèrent en centres où la musique était l’un des arts les plus pratiqués. Elle était à la fois marque de prestige et, de manière plus fonctionnelle, servait d’ornement sonore aux préoccupations quotidiennes les plus diverses : célébration de la messe (parfois plusieurs par jour), fêtes liturgiques, processions, enterrements, cérémonies, banquets, cortèges, pourparlers de paix, affaires privées du souverain (jusque dans l’alcôve !), échanges culturels avec d’autres cours, représentations lors de voyages…"
Une explosion musicale en cohérence avec l’explosion socio-économique de la Renaissance
La polyphonie flamande ne procède pas d’une génération spontanée due au hasard, mais exprime une cohérence avec l’ensemble de l’épisode de la Renaissance. Les Pays-Bas explosent sur le plan socio-économique, commercial (la "Flandre marchande"), philosophique, scientifique. Donc la culture aussi, dans le domaine musical comme dans le domaine pictural.
L'AFP : "un véritable marché"
L’Agence France-Presse, dans une dépêche du 12 janvier 2002 (08:27), précise les dates : "Entre 1430 et 1560, plus de 274 musiciens originaires de Flandre ont été prêtés dans les différentes cours d'Europe, un peu à la manière des transferts de football actuels. Il y avait un véritable marché." Dans Tout savoir sur la communication orale, je reviens sur la notion d’ouverture : "Cette musique des 15e et 16e siècles, sous les Ducs de Bourgogne puis sous les Habsbourg, correspond à la participation de cette région à la Renaissance. (…) La vie et l’œuvre des polyphonistes sont marquées par l’ouverture d’esprit, la capacité à voyager, la créativité, l’adaptabilité. Des exemples : la pratique de plusieurs langues (au minimum le néerlandais, le français et le latin, plus la langue du pays dans lequel ils travaillent : espagnol, allemand etc.), ou la traduction de leur nom pour se fondre dans le moule de la capitale dans laquelle ils s’établissent. Tout en même temps ils n’oublieront jamais leurs origines régionales, et reviendront régulièrement 'au pays’ pour prospecter de nouveaux chanteurs."
Une rupture avec le Moyen Age, jusqu’au délire
Cité par Le Monde le 16 juillet 2005, Paul Van Nevel remet la polyphonie en situation dans son époque de la pré-Renaissance et de la Renaissance, en rupture avec le Moyen Âge, jusqu’au délire (selon l’expression de Wikipedia) : "Copernic (1473-1543) renverse le monde au propre comme au figuré. Petrucci (1466-1539) invente l’imprimerie musicale, rendant la musique accessible à tous. Le savant juif Abraham Zacuto (vers 1450 - vers 1515) élabore un 'Almanach perpetuum' grâce auquel l’homme peut prévoir l’avenir. (…) Antonio di Pietro Averlino (vers 1400 - 1469) crée la cité futuriste idéale Sforzinda dans son Trattato d’architettura. Francesco di Giorgio Martini (1439-1502) expose les règles de la perspective moderne, un tournant dans la représentation de la perception dans les arts plastiques."
Le musicologue Ignace Bossuyt : "Les Fiamminghi donnent le ton"
Ignace Bossuyt, professeur de musicologie à l’Université catholique de Louvain, débute ainsi le livret qui accompagne le boîtier des 10 CD De Vlaamse Polyfonie (dont je reparle ci-dessous) : "Bien au-delà des frontières, les Fiamminghi furent considérés comme donnant le ton dans le domaine de la composition, de l’art du chant et de la pédagogie musicale. Les genres polyphoniques religieux et profanes sont emprunts de leur style très personnel qui fut partout reconnu comme la norme et imité. Rois, princes et ducs, papes, cardinaux et évêques rivalisèrent afin d’attirer dans leur prestigieuse cour Renaissance les meilleurs polyphonistes flamands. Leur art, partout célébré, connut une large diffusion, soir par des manuscrits uniques, somptueusement ornés de miniatures, soit par des éditions musicales visant une production de masse. La virtuosité technique de ces polyphonistes fut légendaire. La puissante expressivité de leur musique était un des meilleurs atouts pour leur assurer un rayonnement européen. En raison de ses qualités musicales intrinsèques et de son incomparable expressivité, la polyphonie de la Renaissance peut conduire l’auditeur de l’an 2000 à une expérience de la beauté d’une très grande pureté."
La diaspora de la polyphonie "flamande"…
mais de quelle région s’agit-il ?
Ces créateurs ont été également dénommés : "école néerlandaise", "école franco-flamande", "école bourguignonne". J’utilise ici la dénomination "polyphonie flamande", d’une part pour une évidente raison de simplicité de l’expression, d’autre part et surtout parce qu’à leur époque on les connaissait sous la même dénomination que les grands peintres Flamands dans les capitales européennes (I Fiamminghi) ou sous une dénomination musicale : Capilla Flamenca. Pour nommer le concept géographique et humain qui nous intéresse ici, j’utilise de même le terme "Flandre", par souci de simplification. Mais on pourrait tout aussi bien utiliser les expressions : "Pays-Bas Méridionaux", "Pays-Bas du Sud", "Belgique et Nord de la France", "Nord-Ouest Européen". Paul Van Nevel, dans son livre Nicolas Gombert, définit ce territoire : "A la Renaissance, (…) les terres flamandes embrassaient le Brabant, le Hainaut, la Flandre, l’Artois et la Picardie, et les villes telles Cambrai, Arras ou Lille, appartenaient alors au territoire flamand du royaume de Bourgogne ; au nord, le Brabant s’étendait jusqu’à Anvers, Bergen op Zoom et Bois-le-Duc."
La polyphonie combine des voix différentes pour créer une composition
Dans son livre Le Chant d’Euterpe - L’aventure de la musique, édité par la Banque Nationale de Paris en 1991, la musicologue Catherine Massip (Conservatrice générale de la Bibliothèque Nationale, après en avoir dirigé le département musique) présente admirablement la polyphonie : "Innovation d’importance, la mélodie grégorienne peut être doublée, note contre note, d’une voix originale qui évolue à la quarte, la quinte ou l’octave (…). Un autre type de 'diaphonie' ou superposition de deux mélodies, plus libre, fait que les voix ne se rencontrent qu’en fin de phrase. Cette innovation révolutionnaire, qu’il est impossible de dater exactement, mais dont on sent peu à peu l’émergence dans les rares sources conservées, est à la base de la polyphonie ou superposition de plusieurs voix. Au XIIe siècle, la mélodie grégorienne passe à la partie inférieure et devient la 'teneur' (qui donnera le mot 'ténor' en référence à la tessiture), tandis que la voix organale ou déchant prend son essor (…). Les polyphonies des XIIIe et XIVe siècles paraissent un peu gauches pour nos oreilles du XXe siècle, avec leurs consonances de quartes et de quintes soigneusement réparties. Pourtant, si l’on fait abstraction de l’environnement auditif actuel, la saveur de ces enchaînements est étonnante, de même que l’habileté et l’audace des compositeurs, le plus souvent anonymes. Ils se jouent de la teneur grégorienne en l’étirant, soit en notes égales et longues, en la répétant, en la disloquant parfois, afin d’en faire l’élément fondamental de l’édifice polyphonique."
Opposition farouche de l'Eglise
Catherine Massip explique que cette "tentation de l’intellectualisme" se structure : "la technique combinatoire des voix, la recherche d’une notation musicale adéquate relèguent au second plan l’objet initial de cette musique, la louange divine." Elle cite une bulle de 1322, du Pape Jean XXII, qui démontre l’opposition farouche de l’Eglise envers cette rupture artistique : "Certains disciples d’une nouvelle école… s’appliquent, par des notes nouvelles, à exprimer des airs qui ne sont qu’à eux, au préjudice des anciens chants.… Ils coupent les mélodies, les efféminent par le déchant… en sorte qu’ils vont souvent jusqu’à dédaigner les principes fondamentaux de l’Antiphonaire et du Graduel… Ils courent et ne font jamais de repos, ils enivrent les oreilles et ne guérissent point les âmes…"
Dans la polyphonie le chant est roi
On l’a compris, le chant est roi dans la polyphonie flamande : relativement peu d’instruments sont utilisés. Je décris techniquement cet art dans Tout savoir sur la communication orale : "Le terme 'polyphonie' marque une révolution : la pratique de la pluralité des voix, tout à la fois différentes et combinées. Il s'agit précisément :
de la réalisation simultanée de diverses mélodies (horizontalité),
suivant des normes fixes, régissant l’harmonie d’ensemble (verticalité : les accords),
et ce sur des rythmes et mesures ordonnées (…).
Ce jeu d’ensemble, horizontal et vertical, forme ce qu’on appelle le contrepoint, dans lequel excellaient ces compositeurs. Leur immense force est également, malgré les exigences de cette construction contrapuntique, de développer une sonorité inouïe, et surtout une richesse d’expression particulièrement sensible : cette beauté propre du son en tant que tel fonde une révolution d’humanisation, donc de popularisation de la musique. Cela vaudra autant :
pour la musique religieuse comme pour la musique profane, du monde mystique latin à la chanson érotique française ;
pour l’expression latine, comme néerlandaise, française ou italienne ;
pour tous les genres : art vocal, œuvres instrumentales, art religieux (messes, magnificat, lamentations, hymnes, passions, motets, psaumes), chansons françaises, madrigaux italiens, vinnanelles italiennes, lieder allemands, lied polyphonique néerlandais."
Le Chef de chœur Erik Van Nevel : le Currende
Erik Van Nevel, neveu de Paul Van Nevel, étudie la voix et la conduite d’orchestre au Lemmens Instituut de Louvain et aux Conservatoires Royaux de Bruxelles et Anvers. Il fonde et dirige 2 ensembles :
Le Currende, créé en 1974, est un ensemble de 6 solistes pour musique a capella, particulièrement spécialisés dans la Renaissance et accompagnés d’instruments d’époque. C’est un ensemble non permanent, mais composé, au gré des concerts, de chanteurs professionnels : des Flamands, des Français, des Néerlandais. Erik Van Nevel a produit plus de 50 CD. Le site du Currende est : https://currende.be/index.php/nl/.
Le chœur Capella Sancti Michaelis, fondé en 1984, est chargé notamment de l’interprétation des grands services religieux de la Cathédrale de Bruxelles. En effet, de 1983 à 2000 Erik Van Nevel est Maître de chapelle de la Cathédrale de Bruxelles. Le chœur pratique habituellement un répertoire de polyphonie du 16e siècle, de maîtres italiens, de musique baroque et classique (Haydn, Mozart).
En réalité, on désigne sous le nom Currende l’ensemble des 2 chœurs fondés par Erik Van Nevel. Ce dernier sera longtemps chanteur dans le Huelgas ensemble de Paul Van Nevel.
Un immense projet aboutit en 1994, avec le musicologue Ignace Bossuyt
En 1994, un immense projet est mené à terme sur le plan musicologique par Ignace Bossuyt, professeur à la Faculté de Musicologie de la Katholieke Universiteit Leuven (Université Catholique de Louvain), jusqu’à sa retraite en 2008, et Erik Van Nevel. La réalisation a demandé 10 ans de travail, et ce n’est qu’une partie modeste du résultat des recherches et du travail d’Ignace Bossuyt et Erik Van Nevel. Concrètement il s’agit d’embrasser l’ensemble de la polyphonie flamande : 10 heures de musique, 200 morceaux, 42 compositeurs. Dans un coffret de 10 CD. Chaque CD comprend le texte original de la composition exécutée, ainsi que la traduction en français, en allemand, en anglais, en néerlandais. L’éditeur est Eufoda, la maison de disques du Davidsfonds, puissante association culturelle. La série d’appelle De Vlaamse Polyfonie, enregistrée au Studio Steurbaut, considéré comme l’un des plus adaptés en Europe sur le plan acoustique pour mettre en valeur la musique religieuse du 16e siècle. Précisément, le coffret paraît le 14 juin 1994, soit jour pour jour 4 siècles après le décès de Roland de Lassus. On pourra utiliser, comme entrée en matière, la sélection (très personnelle) que je propose dans l’article La polyphonie flamande, formidable révolution de la Renaissance.
Le livre de référence : "De Guillaume Dufay à Roland de Lassus. Les très riches heures de la polyphonie franco-flamande", de Ignace Bossuyt
Résultat d’un travail considérable, de longue haleine, de plus richement illustré, De Guillaume Dufay à Roland de Lassus. Les très riches heures de la polyphonie franco-flamande est un monument musicologique signé par Ignace Bossuyt. Chacun des 10 chapitres correspond à 1 CD du projet ci-dessus. Sans oublier une mise en situation politique, géographique, historique de la musique, une illustration remarquable et un traitement de l’information clair. Cet ouvrage, édité d'abord en néerlandais, est paru en français chez Cerf Racine.
Ignace Bossuyt dresse le parallèle entre peinture flamande et polyphonie flamande, dès l’établissement de la norme de ces arts
Ignace Bossuyt ouvre ainsi son livre De Guillaume Dufay à Roland de Lassus. Les très riches heures de la polyphonie franco-flamande : "Au cours des années qui précédaient et suivaient immédiatement 1430, Jan Van Eyck terminait son incomparable triptyque L’Adoration de l’agneau mystique. À la même époque, Guillaume Dufay, un compositeur originaire des Pays-Bas méridionaux, travaillait à Rome comme chantre et compositeur à la cour papale. S’appuyant sur les acquis des générations précédentes actives tant dans les anciens Pays-Bas qu’à l’étranger, Van Eyck a mené la peinture en Flandre à un sommet grandiose qui allait rester pour les générations suivantes un stimulant suffisamment puissant pour que leur créativité reste encore pendant longtemps de niveau européen. De la même manière, Dufay a réalisé une synthèse brillante de plusieurs tendances existant dans la musique occidentale. Il a été à la base d’un développement du répertoire que le monde entier allait considérer pendant au moins un siècle et demi comme la norme d’une qualité inégalée."
Le chef Philippe Herreweghe met en partie son activité au service de la polyphonie flamande
Né en 1946 à Gent (Gand), Philippe Herreweghe, Chef de chœur et chef d’orchestre, a fondé 2 ensembles européens majeurs :
A Gent (Gand), depuis 1970, le Collegium Vocale regroupe 20 chanteurs professionnels, plus spécifiquement spécialisés dans le répertoire baroque allemand (notamment Bach), mais également interprètes de la polyphonie flamande. Dans ce domaine le Collegium Vocale a régulièrement été dirigé par Paul Van Nevel, grand complice de Philippe Herreweghe.
A Paris, depuis 1977, la Chapelle Royale se consacre à la musique baroque française.
Philippe Herreweghe a de plus créé en 1991 l’Orchestre des Champs-Elysées. De 1982 à 2002, il dirige les Académies Musicales de Saintes, devenues le Festival de Saintes, rendez-vous mondial de la musique dite ancienne. L’année 1996 sera même marquée par une direction commune Philippe Herreweghe - Paul Van Nevel. Ce festival s’inscrit à l’origine dans le mouvement dit "baroqueux", mené par de jeunes chefs visionnaires dans les années 1970 : ils redécouvrent les musiques de la Renaissance et baroque, mais en dépoussiérant l’interprétation et en proposant une relecture authentique des partitions. De plus, leurs relations avec le public sont simples et directes. La presse de référence couvrira abondamment l’événement : "Le Figaro" (8 juillet 1996 : Académies musicales de Saintes : Philippe Herreweghe fait chanter les pierres), "Le Monde" (9 juillet 1996 : Les explorations de Philippe Herreweghe et Paul Van Nevel ; 15 juillet 2000 : Les Académies Musicales de Saintes, trente ans en toute sérénité ; 6 juillet 2005 : Saintes célèbre l’utopie triomphante de la polyphonie).
Paul Van Nevel, grand Maître de la musique de la Renaissance et de la polyphonie
Infatigable : chercheur, musicien, historien, chef de chœur, technicien de la musique (notation, composition, style, structure, interprétation, exécution), conférencier, pédagogue, interprète, historien, écrivain… et grand amateur de cigares. Paul Van Nevel, né le 4 février 1946, déroutant de vitalité et d’originalité, est le Pape de la musique polyphonique et de la Renaissance.
Un inlassable découvreur
Mais Paul Van Nevel est d’abord un inlassable découvreur : ses "séjours" dans les bibliothèques européennes (parfois plusieurs mois par an !) pour y transcrire et étudier l’immense production de la polyphonie et de la musique de la Renaissance, sont devenus légendaires. Avec son Huelgas Ensemble, Paul Van Nevel est l’avant-gardiste de notre passé européen.
"le choc de la révélation d’un musicien oublié (…). Interprétation idéale"
Le critique du quotidien "Le Monde", Philippe-Jean Catinchi, que je cite comme auteur dans l’article consacré au polyphoniste corse Jean-Paul Poletti, découvre en 1996 la dernière parution du Huelgas Ensemble, un CD consacré à Matthaeus Pipelare (vers 1455 - vers 1515) et sa Missa L’homme armé : "On aurait des scrupules à s’enthousiasmer avec une telle constance pour les réalisations du Huelgas Ensemble de Paul Van Nevel, mais le choix de la révélation d’un musicien oublié dispense d’état d’âme. (…) A entendre la somptueuse anthologie de Van Nevel, d’une plénitude et d’une ferveur sereine subjugantes, on ne peut qu’adhérer à sa musique. Tout y concourt : l’audace des options, tant de forme, avec le choix désuet de la ballade, que de traitement (…). Interprétation idéale." J’aime particulièrement le Salve Regina, le Memorare Mater Christi (un motet à "7 voix présentées comme autant de douleurs", dit Philippe-Jean Catinchi), et bien sûr la "Missa L'homme armé (Philippe-Jean Catinchi : "basses profondes, avec citation en canon, d’une virtuosité éblouissante"). Livret explicatif par Paul Van Nevel : la vie d’un inconnu, les œuvres, les textes.
"Le Monde" : "Lorsque le visionnaire Paul Van Nevel se confronte à la polyphonie, le temps s’arrête"
Dans Le Monde du 8 mars 1997 : "(…) un ensemble de tout premier plan, dirigé, diapason à la main, par Paul Van Nevel. Le Huelgas Ensemble renonce au son hiératique et sans aspérités de l'école britannique pour incarner la musique dans un corps sonore vivant, granuleux, riche et enveloppant. L'intonation du groupe est l'une des plus raffinées qui soient. Lorsque le visionnaire Paul Van Nevel se confronte à la polyphonie sublime de la Messe à douze voix d'Antoine Brummel ou aux avant-gardes du XIVe siècle, le temps s’arrête."
Des "pleines pages" dans "Le Monde" sur Paul Van Nevel, qui sont des références journalistiques et musicales
Je cite abondamment le quotidien Le Monde dans cet article. Et pour cause : il est rare qu’un support de presse aligne, sur un sujet, en même temps ces 2 qualités : d’une part l’objectivité et le professionnalisme journalistiques, d’autre part la passion et l’enthousiasme qui donnent un sens au message. Renaud Machart, né à Lannion en 1962, est le critique de musique classique du quotidien Le Monde. Il suit particulièrement Paul Van Nevel depuis 30 ans et ses pleines pages consacrées au Chef de chœur sont incontournables pour qui veut comprendre le mouvement des baroqueux, ou la musique de la Renaissance dans ses expressions contemporaines. Renaud Machart sait de quoi il parle, mais doublement : non seulement comme journaliste, mais également comme musicien… élève au Conservatoire de Tours puis à l'Université François Rabelais de Tours, puis chanteur dans l’Ensemble Jacques Moderne. En musique de la Renaissance. Sans oublier son intégration dans La Chapelle Royale et le Collegium Vocale de Philippe Herreweghe ! Renaud Machart partage une autre passion avec Paul Van Nevel : le cigare… Il est l’auteur de plus de 20 livres, principalement consacrés à la musique, dont la musique américaine du 20e siècle.
Paul Van Nevel réside et travaille à Louvain (Leuven). La ville d’Antonius Divitis, le Maître de chapelle d’Anne de Bretagne
Paul Van Nevel vit et travaille à Louvain (Leuven), où se trouve le siège et le cœur d’activité du Huelgas Ensemble. Une ville qui vers 1475 voit naître Anthonius de Rycke. Connu sous le nom d’Antonius Divitis, il travaille comme Maître de chant à Bruges (Brugge), Malines (Mechelen), puis comme chanteur à Bruxelles. Il est ensuite Maître de chapelle de la Reine de France, Anne de Bretagne, puis travaille pour Louis XII sous la responsabilité de Johannes Prioris, Maître de chapelle pour ce Roi, avant de mourir vers 1530 à Bruxelles.
Le Huelgas Ensemble de Paul Van Nevel : plus d'un demi-siècle. Et près de 80 albums
Pour Paul Van Nevel, "l’artiste doit être un lutteur". Il fonde le Huelgas Ensemble en 1971. Le Huelgas Ensemble porte la musique polyphonique de la Renaissance : sa discographie est impressionnante. Paul Van Nevel approche cette musique à partir de sources originelles, et consacre souvent l’expression du Huelgas Ensemble à des musiciens inconnus qui, grâce à son activité, redeviennent ce qu’ils étaient : des incontournables. L’origine du nom Huelgas vient de la tradition de l’Ordre cistercien : en 1098 ce nouvel Ordre est fondé à Dijon en l’abbaye Cistercium, sur la base d’un retour à la règle bénédictine pure (liturgie simple, travail corporel, architecture gothique sans ornements, musique originelle du plain-chant). À la fin du 12e siècle, il compte 500 couvents en Europe. La règle se détend ensuite, notamment par l’ouverture de couvents de femmes. Et le nom Huelgas est celui du couvent de femmes de l’Ordre Cistercien, créé vers 1180 en Espagne par le Roi Alphonse VIII ; il en fait un Panthéon de la Maison de Castille : les Rois y seront couronnés, et inhumés, et on y signe les grands traités. Les jeunes filles de noble origine y sont placées sous la condition spirituelle des Nonnes, et y chantent au sein d’une Schola Cantorum. Cet idéal de sobriété est peu à peu abandonné et le dernier grand manuscrit de l’Art musical du Moyen Age y sera rédigé au 13e siècle, le Codex Huelgas. Ce document qui tente, avec succès d’ailleurs, d’embrasser toute la musique du Moyen Age européen. Paul Van Nevel et le Huelgas Ensemble ont déjà produit autour de 80 albums.
Une redécouverte, véritable réacquisition, à la fin du 20e siècle. Paul Van Nevel : "la musique ancienne, c’est de la musique tout court"
La peinture a traversé les siècles plus aisément que la musique, qui ne bénéficiait pas d’enregistrements. La peinture flamande fait l’objet d’une reconnaissance planétaire depuis longtemps, là où la musique de la Renaissance n’intéressait que peu de monde… jusqu’à l’appeler "musique ancienne". Ce n’est donc qu’à la fin du 20e siècle que la musique de la Renaissance se diffuse, grâce à la fois aux travaux de recherche préalables menés pendant des décennies, et à la rupture positive due à la génération des baroqueux dans les années 1960. Pour autant, Paul Van Nevel montre, dans "Le Monde" en 1996, sa vigilance et son exigence d’ouverture : "Aujourd’hui la musique ancienne est peut-être morte si on continue de la considérer comme un répertoire à part, donné dans des festivals pour spécialistes en sandales de cuir, qui ne fument ni ne boivent. La musique ancienne, c’est de la musique tout court. Je rentre de Madrid où, avec l’Ensemble Huelgas, nous avons donné la messe Et ecce terrae motus, de Brumel, dans une salle moderne, dans un cycle d’abonnement de musique de chambre. Brumel n’a rien à craindre face à Brahms et Ravel, je vous l’assure…" Il enfonce le clou, dans le même quotidien en juillet 2009 : "Une chose est certaine : le public de nos concerts a triplé en dix ans. Et je ne parle pas des festivals spécialisés, que je n'aime guère, mais de festivals comme celui de Saintes : la musique polyphonique de la Renaissance n'est jamais mieux entendue qu'entre du Bach et du Messiaen."
Un guide de la polyphonie flamande : "Nicolas Gombert" de Paul Van Nevel
Dans ce livre, traduit en français et écrit à Lille en 2004, le sous-titre est aussi important que le titre : Nicolas Gombert et l’aventure de la polyphonie franco-flamande. Paul Van Nevel le définit lui-même comme un guide destiné aux auditeurs qui ne sont pas des spécialistes : "(…) une réponse aux maintes questions que le public des concerts de l’Ensemble Huelgas me pose depuis quelque trente ans (…). Où étaient formés ces compositeurs et chanteurs, qui furent si demandés dans l’Europe entière ? Quelle était leur tâche en tant que membre, chanteur, ou compositeur d’une chapelle ? Comment ont-ils composé leurs œuvres ? Quel était le contexte social de leur carrière ? Quels étaient les milieux musicaux importants, et leurs mécènes ? Comment les œuvres se sont-elles transmises jusqu’à nos jours ? " Et ce livre est, de plus, un bel objet. Qui commence par un hit-parade : le "'Top-100’ des polyphonistes flamands". Paul Van Nevel apparaît là en cohérence avec lui- même : à la fois encyclopédiste, spécialiste, et également simple, abordable, vulgarisateur, proche du lecteur. Le sujet nous touche d’autant plus que Nicolas Gombert est originaire de la région Lille - Dunkerque - Kortrijk (Courtrai). La lecture de Nicolas Gombert montre un Paul Van Nevel informé de tous les détails de la vie quotidienne de la Renaissance et des polyphonistes, résultat de décennies de recherches et de notes : vie quotidienne, rémunération, fêtes, déplacements, formation, culinaire, atmosphère. Il en est de même dans les textes qu’il signe lui-même, inclus dans les albums, souvent quadrilingues (néerlandais, anglais, français, allemand), toujours agréables et détaillés, pour accompagner ses disques par un outil pédagogique.
Paul Van Nevel philosophe de la musique : une "cosmique" globale, à la fois concrète et géniale : relier paysage, partition et écriture, acoustique, société, émotion et rêve
Il est rare que les musiciens, même parmi les grands, développent une pensée concernant leur activité. C’est une des caractéristiques de rupture positive du mouvement "baroqueux" de la 2e moitié du 20e siècle, et c’est particulièrement développé chez Paul Van Nevel. Parmi ses nombreuses expressions sur ce sujet, je choisis ci-dessous 2 sources :
Un texte de Jean-Michel Vlaeminckx, journaliste, photographe, photographe de plateau en Belgique (né en 1943, mort le 1er juillet 2014), qui signe un article Les Voix du Printemps ou la Polyphonie selon Paul Van Nevel, sur "cinergie.be - le site du Cinéma belge", le 1er septembre 2000. Il interviewe l’écrivaine, psychologue, documentariste Sandrine Willems, auteure du documentaire Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel, paru en 2001 en France (Alizé production, la Maison du doc). Les citations seront indiquées ainsi : "source : Jean-Michel Vlaeminckx, 'cinergie.be'"
Un texte de Sandrine Willems, paru dans la revue "Deshima" (n° 4, 2010, Presses Universitaires de Strasbourg), titré Paul Van Nevel - Polyphonie et paysages de Flandre - Sandrine Willems. Daniel Cunin, coordinateur de ce numéro consacré par ailleurs à Louis Couperus, donne la parole à la documentariste Sandrine Willems, qui revient sur ses échanges avec Paul Van Nevel. La revue “Deshima”, annuelle, est la revue d’histoire globale des Pays du Nord, éditée par le Département d’études néerlandaises et scandinaves de l’Université de Strasbourg. Elle a été fondée par Thomas Beaufils, Maître de conférences en ethnologie des mondes néerlandophones à l’Université de Lille, auteur notamment de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours (Tallandier, 2018). Les citations seront ainsi indiquées : "source : Sandrine Willems, 'Deshima’".
Paul Van Nevel s’approprie la conception de l’homme et l’environnement de la Renaissance
L’une des forces de Paul Van Nevel est l’intégration de l’esthétique de l’époque. Il parvient à une grande fraîcheur naturelle en s’appropriant la conception de l’homme et l’environnement de la Renaissance, jusqu’à la cuisine ! Ce lien étroit entre la polyphonie et les lieux, qu’il fait partager à ses chanteurs, était aussi la réalité artistique de la peinture flamande, qui "créait" les paysages et en donnait une lecture. De la même manière, Paul Van Nevel rend actuelles ses interprétations, par deux pratiques : respecter le silence dans la musique (à ses yeux lié à la profondeur des choses), identifier la musique à la mélancolie des paysages de nos régions (pas de choc acoustique, mais l’amour du détail et des lignes d’horizon qui se superposent en douceur et tranquillité). C’est aussi pourquoi il réserve souvent son chant aux églises et monastères, qui communiquent par leur architecture. Sandrine Willems : "J’aimerais rendre perceptible la sensibilité de cette époque. C'est là que le paysage intervient. Il s'agit de retrouver ce que les gens voyaient, ce qu'ils sentaient et ressentaient, tant au niveau de tous leur sens qu'au niveau de leur pensée. La qualité du silence troué seulement par quelque chant d'oiseau, les petits ruisseaux, les lignes si pures qui séparent les champs, et délimitent l'horizon, en un graphisme que reproduisent les partitions polyphoniques. Cela rejoint la façon de travailler de Paul Van Nevel, qui connaît si intimement (et fait connaître à ses chanteurs) les sentiments, les idées ou les goûts de la Renaissance, depuis la magie jusqu'à la cuisine, en passant par l'astronomie, l''art de la mémoire', ou les danses macabres." (source : Jean-Michel Vlaeminckx, "cinergie.be")
Une interaction profonde entre l’œuvre, l’acoustique, l’architecture
Paul Van Nevel : "Le compositeur de l’époque écrit inconsciemment ou consciemment en fonction de l’acoustique de l’église pour laquelle son œuvre est conçue. Aujourd’hui, un compositeur ne sait où l’œuvre sera donnée pour la première fois. Au 15e et au 16e siècles, il entretenait une relation profonde avec l’architecture dans laquelle l’œuvre devait être chantée. Il est donc important de savoir si ces hommes ont chanté ou conçu leur musique pour des espaces très grands ou très larges. Je pense que chaque œuvre a une pulsation qui correspond au lieu dans lequel elle a été jouée et c’est là quelque chose qui s’est complètement perdu avec la technique des salles de concert et les œuvres orchestrales du 19e siècle où, au-dessus de l’œuvre, sont portées des indications métronomiques telles que 60 à la croche ou 100 à la noire. Fixer de la sorte un rythme à une composition de la Renaissance est profondément absurde : il y avait en effet une interaction profonde entre l’œuvre et une architecture dont on déduisait de façon naturelle la réverbération, l’écho, l’acoustique générale, la clarté du son. L’acoustique ne pouvant pratiquement pas être adaptée, c’est toute l’agogique d’une œuvre qu’il convient d’adapter de façon à ce qu’elle puisse encore nous parler. Les gens de l’époque étaient beaucoup plus sensibles à la pulsation, ils percevaient bien mieux le moindre changement à ce niveau. Notre pulsation biologique est beaucoup plus rapide que la leur, le battement de cœur était plus lent à l’époque que de nos jours. Leur force, c’est la lenteur ; dans la musique de la Renaissance, la virtuosité résulte d’une complexité mélodique au sein d’une pulsation beaucoup plus lente que celle qui nous est coutumière aujourd’hui." (source : Sandrine Willems, "Deshima")
"A la Renaissance, la complexité des sentiments et des émotions est beaucoup plus accentuée"
Paul Van Nevel : "Je pense que le rêve joue un très grand rôle dans l’approche de ce répertoire. La musique était l’art le plus attractif à l’époque du fait qu’on ne pouvait pas en faire une possession, l’accaparer, en 'profiter'. Une peinture peut être contemplée pendant des heures alors qu’un motet ne peut être goûté que pendant un laps de temps court, après quoi il n’est plus là. Ecouter de la musique, c’est être dans un rêve au moment même où on l’écoute. Si nous sommes en mesure aujourd’hui de reproduire, chaque audition ne nous apporte plus d’émotion approfondie. A l’époque, les gens savaient toujours ce qu’ils entendaient ; du fait qu’ils ne pouvaient réécouter, leur concentration était beaucoup plus dense. La tristesse, comme la joie, étaient profondément vécues à l’époque de la Renaissance ; la complexité des sentiments et des émotions était beaucoup plus accentuée, c’est pourquoi il nous est difficile de comprendre comment se traduisait émotionnellement l’insécurité (donnée omniprésente de ce temps), bien différente de celle que l’on peut ressentir aujourd’hui. Beaucoup de textes formulent cette recommandation : profitez du moment présent, carpe diem, ce que dira plus tard Ronsard (Mignonne allons voir si la rose…), on ne sait pas de quoi demain sera fait. Pour le plus grand nombre, la vie était brève, les maladies pouvaient être foudroyantes, en deux heures, en trois jours, on disparaissait." (source : Sandrine Willems, "Deshima")
Paul Van Nevel : "Le paysage de Flandre est présent dans la musique polyphonique flamande"
L’université Catholique de Louvain ne s’y trompe pas, lorsqu’elle reçoit Paul Van Nevel pour une conférence sur ce thème dans sa Faculté… d’architecture le 28 février 2019 à Tournai : "Une conférence donnée par un chef d’orchestre et de chœur et qui a pour objet la musique et le paysage, dans les murs d’une faculté d’architecture, voilà qui peut sembler étrange… Dans son livre, paru en 2018, Le paysage des polyphonistes, le monde des Franco-Flamands (1400-1600), Paul Van Nevel émet l’hypothèse que le style imitatif et mélancolique de ces compositeurs est apparu sous l’influence des paysages dans lesquels les Franco-Flamands ont passé leur enfance. Pourquoi en effet les polyphonistes venaient-ils tous de la même région du sud-ouest de la Belgique et du nord de la France, dont fait partie le Tournaisis, et quelle était l’influence sur leur musique ? Outre la musique et le paysage, l'architecture et le paysage culturel de cette région à l'époque seront analysés. Au fil de la présentation, seront également abordées des préoccupations architecturales : la mesure, la proportion, le rythme, la cadence, la perspective." Sur le site internet du Huelgas Ensemble, le livre Le paysage des polyphonistes, le monde des Franco-Flamands (1400-1600) est ainsi présenté : "Peu à peu, (Paul Van Nevel) est devenu de plus en plus fasciné par le fait que tous ces compositeurs et chanteurs venaient d'une même région (le sud de la Flandre, le Hainaut et le nord de la France). Ce livre tente de donner une réponse à la question de l'influence du paysage et de l’environnement culturel sur l'évolution personnelle et musicale de ces polyphonistes. Et comment finalement le paysage avec sa mélancolie et son rythme a été décisif pour l'esthétique de leur musique."
Les polyphonistes flamands reviennent vers leurs paysages d’origine
Sandrine Willems, sur Paul Van Nevel : "Les préoccupations les plus actuelles du chef d’orchestre constituent l’une des clés majeures pour la compréhension de cette époque et de sa musique : à savoir, l’étroite connexion existant entre les polyphonies et les paysages où elles ont vu le jour. (…) A l’époque où la peinture flamande 'inventait' le paysage, et l''accommodait' au regard, la mélancolie des plaines flamandes imprégnait indéfectiblement les compositeurs qui y étaient nés. Fait significatif, ceux-ci revenaient souvent y finir leur existence, au soir d’une carrière 'internationale'. Comme si ces lignes dépouillées, graphiques, qui délimitent là-bas champs et horizons, étaient celles-là même qu’ils avaient toujours recherchées à travers leur musique." Paul Van Nevel : "Il est frappant de voir que beaucoup de ces compositeurs sont revenus au cœur des paysages qu’ils avaient connus dans leur enfance : c’est manifestement le cas pour Dufay qui regagne Cambrai, meurt à Cambrai, pour Josquin des Prés qui retrouve Condé-sur-Escaut, pour Gombert qui revient à Tournai, et pour tant d’autres. Cela montre à mon avis que le cercle de la vie se referme là où il a commencé, y compris au point de vue des émotions, et que ces compositeurs ont retrouvé le repos de l’esprit là où il n’y a plus ni horizons inconnus ni environnements étrangers à leur vie intérieure." (source : Sandrine Willems, "Deshima")
"C’est toujours autre chose, mais aussi toujours la même chose"
Paul Van Nevel : "Ce que les chanteurs ont perçu à l’époque, c’est finalement la même chose que ce qu’ils ont écrit : le calme, la quiétude, la beauté liée à l’unité de tout ce qu’on voit, c’est comme ce qui est le plus caractéristique dans la polyphonie, ces imitations où chaque voix reproduit une autre voix ; dans ces autres voix on peut prévoir ce qui va venir, quand l’une commence par do ré mi fa sol la deuxième va répondre par do ré mi fa sol, ou sol la si do ré ; cette répétition, c’est ce qu’on voit ici dans le paysage ; ces petites collines qui se répètent, c’est toujours autre chose, mais aussi toujours la même chose."(source : Sandrine Willems, "Deshima")
Relier horizontalité et verticalité, dans les paysages et dans l’écriture musicale
Jean-Michel Vlaeminckx précise les conditions du tournage de Sandrine Willems : "Nous sommes dans le nord de la France, dans le triangle formé par Calais, Dunkerque et Saint-Omer que nous parcourons avec l'équipe de tournage de Sandrine Willems à la suite de Paul Van Nevel. (...) Nous nous arrêtons devant un paysage aux nervures horizontales (qui évoque la linéarité de la polyphonie) avec dans le lointain le clocher d'une église. Paul Van Nevel explique à la réalisatrice des Voix du Printemps ou la Polyphonie selon Paul Van Nevel, que c'est là-bas que les rebelles réformés furent appelés 'gueux', une expression qu'ils allaient revendiquer et rendre célèbre peu après dans l'ensemble des Pays-Bas. Ella Van den Hove, DV-Cam 300 à l'épaule, filme l'entretien puis le paysage tandis qu'Eric Chabot, le preneur de son, enregistre en DAT, la perche au-dessus de la tête des protagonistes, le dialogue et le vent de la plaine. (...) Ensuite nous repartons vers Esquelbecq, où un pigeonnier datant de plus de quatre siècles est érigé devant les dépendances d'un château à l’abandon. 'Le beffroi était une réaction contre l'église et l'aristocratie, explique Van Nevel. Le pigeonnier était érigé dans le même ordre d'idée. Il y en avait beaucoup à l'époque. Le nombre de pigeons que l'on possédait représentait un signe de richesse. Par ailleurs, ils avaient une portée symbolique. Cette verticalité dans le paysage représente la puissance matérielle et intellectuelle. Au XVe siècle, la musique a subi l'influence de la peinture et de l'architecture. C'est à ce moment-là que Dufay et Ockeghem ont essayé de verticaliser, d'agrandir l'image sonore. Avant eux, les voix suivaient une même octave, avec eux on passe à deux octaves. La polyphonie franco-flamande naît.’" (source : Jean-Michel Vlaeminckx, "cinergie.be"). Paul Van Nevel : "Sur la partition, telle que nous la connaissons aujourd’hui, toutes les voix sont retranscrites l’une en-dessous de l’autre. On voit verticalement ce que l’on entend verticalement au même moment. Ce qui correspond à une idée apparue très tardivement dans la musique occidentale. A l’époque, chaque partie était écrite et présentée séparément. La dimension verticale était absente, et cela a des conséquences énormes pour les musiciens. En répétant, on essaie de se placer dans une perspective d’horizontalité, de linéarité correspondant à l’époque." (source : Sandrine Willems, "Deshima")
"Nous ne sommes pas très loin de l'improvisation en jazz où l'exécution supplante la composition"
Jean-Michel Vlaeminckx : "L’originalité de la démarche de Van Nevel consiste à laisser de côté les grands maîtres de la polyphonie pour explorer le répertoire contrapuntique en repérant ses singularités, en cherchant les compositeurs que l'histoire a laissés sur le bord de la route, les marginaux de la polyphonie. Ceux qui, à l'intérieur d'une esthétique, dépassent les limites sonores, qui cherchent la nouveauté, tels Antoine Brumel ou Agricola, lequel joue sur des mélanges inattendus de tessitures vocales souvent au-delà de deux octaves. Paul Van Nevel précise (entretien paru dans "Répertoire", n° 119, 1998) : 'Les Anglais n'ont reproduit qu'une infime partie des réalités sonores de la Renaissance, à savoir la musica facta, c'est-à-dire la musique composée. Mais il ne faut pas oublier que la musique improvisée, le contrapunte alla mente, encore appelé chant du livre, représentait la majeure partie des œuvres musicales de ce temps.’ Nous ne sommes pas très loin de l'improvisation en jazz où l'exécution supplante la composition." (source : Jean-Michel Vlaeminckx, "cinergie.be").
"Créer de la musique en fonction des besoins"
Explication par Paul Van Nevel : "Les compositeurs cherchaient un moyen de créer de la musique en fonction des besoins : ça pouvait être pour une messe, une cérémonie à caractère politique, une procession, des fêtes, des banquets, pour toutes circonstances, y compris pour le lit. Ne disposant pas d’un temps suffisant pour écrire toute cette musique, ils ont inventé un système auquel ils ont donné le nom de contrapunte alla mente : il s’agissait d’improviser au moment même à partir d’une mélodie existante, transcrite en notes longues sur une partition écrite, devant eux, c’est ce qu’on nommait le cantus firmus ; ils appliquaient des règles contrapunctiques, chacun improvisait sa ligne, chaque chanteur observait les mêmes règles sans cependant savoir ce que son compagnon allait chanter au même moment que lui, ce qui produisait des dissonances. Il fallait bien que je puisse restituer ça un jour, et je suis persuadé que notre vision de l’interprétation de la musique écrite va changer lorsque nous finirons par avoir dans l’oreille une réalité que les chanteurs à l’époque ont écoutée, ont entendue tous les jours, une réalité que nous n’avons, nous, jamais entendue parce qu’elle n’a jamais été écrite." (source : Sandrine Willems, "Deshima")
"Le sommet et le point final d'une évolution de deux siècles"
Jean-Michel Vlaeminckx : "Comme l'explique Paul Van Nevel : 'Le texte est un prétexte. La musique n'est pas là pour retracer l'émotion du texte' (ce sera le propre de la musique baroque avec Monteverdi). Nikolaus Harnoncourt précise (Le dialogue musical, Gallimard) : 'Le texte était la plupart du temps incompréhensible, car les mots ne sonnaient pas simultanément dans les différentes voix. Ce n'était du reste pas là l'élément essentiel ; l'œuvre d'art véritable était la relation raffinée des différentes voix indépendantes entre elles, l'image polyphonique complexe. (…) Cette musique hautement raffinée et extrêmement ésotérique peut être considérée comme le sommet et le point final d'une évolution de deux siècles.'" (source : Jean-Michel Vlaeminckx, "cinergie.be")
Bozar et le festival annuel "Laus Polyphoniae" à Anvers (Antwerpen)
Signalons 2 lieux éminents au sein desquels s’expriment la polyphonie flamande, et où on retrouve régulièrement Paul Van Nevel et le Huelgas Ensemble :
Bozar est depuis 2003 la marque du Paleis voor Schone Kunsten Brussel (Palais des Beaux-Art de Bruxelles), déclinée en une activité pluridisciplinaire : Bozar dance, Bozar expo, Bozar littérature, Bozar théâtre, Bozar Music. La direction est assurée par l’historien de l’art Paul Dujardin (né en 1963), qui a dépoussiéré la musée (situé Ravensteinstraat 23).
Le Festival van Vlaanderen propose un programme Laus Polyphoniae, partie anversoise et estivale du festival annuel, en août. Un grand rendez-vous de la polyphonie. Le festival s’appelle Amuz, pour Antwerpen et Muziek. Site internet : http://www.amuz.be. Il est dirigé par Bart Demuyt, par ailleurs auteur de l’ouverture du livre Het landschap van de polyfonisten de Paul Van Nevel. Bart Demuydt a été formé au Lemmensinstituut de Leuven (Louvain), avant d’être chanteur (Collegium Vocale Gent, Currende, Chapelle Royale de Paris, Kathedraalkoor Brussel). On le trouve aussi membre de la Capilla Flamenca de Dirk Snellings (mort en 2014), notamment dans le CD Missa de septem doloribus de Pierre de la Rue (2002). Il fut collaborateur d’Ignace Bossuyt et a été le directeur artistique du Festival van Vlaanderen Brugge (Musica Antiqua). Depuis 2008 il dirige l’Alamire Foundation de Leuven (Louvain), centre international d’études de la Katholieke Universiteit Leuven consacré à la musique des Pays-Bas, du Moyen Âge à 1800.
Et lorsque le Huelgas Ensemble et Paul Van Nevel sortent (souvent) du champ de la polyphonie flamande ?
Voici, ci-dessous, 3 exemples, parmi tant d’autres, de l’abondante production de Paul Van Nevel et son Huelgas Ensemble, en marge ou hors de la polyphonie flamande :
Alfonso Ferrabosco "il Padre", paru en 2005 ;
Las Ensaladas, de Mateo Flecha el Viejo, paru en 1991 ;
Francesca Caccini - La liberazione di Ruggiero dall'isola d’Alcinaparu, paru en 2018; il met à l’honneur la première femme auteure d’opéra de l’histoire.
On retrouve également de manière régulière Paul van Nevel à la direction d’autres ensembles que le Huelgas. Un exemple : le CD Jan Pieterszoon Sweelinck - Choral works, avec le Nederlands Chamber Choir, paru en 2008.
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